Médaille Fields : Peter Scholze, l’oracle de l’arithmétique

Le mathématicien allemand Peter Scholze est l'un des quatre nouveaux lauréats de la médaille Fields, la plus prestigieuse récompense en mathématiques. Avec le concept de perfectoïde, il a mis au jour des liens profonds entre la théorie des nombres et la géométrie.

ERICA KLARREICH. TRADUIT PAR PHILIPPE RIBEAU.
Publié le 01/08/2018 à 15h29


En 2010, une rumeur étonnante s’est propagée au sein de la communauté des théoriciens des nombres. Un étudiant de l’université de Bonn, en Allemagne, avait publié un article qui redémontrait une conjecture impénétrable en théorie des nombres – un cas particulier de la correspondance de Langlands locale – en seulement 37 pages, là où les deux mathématiciens Michael Harris et Richard Taylor avaient eu besoin de 288 pages. L’étudiant de 22 ans, Peter Scholze, avait trouvé un moyen de contourner l’une des parties les plus compliquées de la démonstration, qui avait trait à une connexion générale entre la théorie des nombres et la géométrie.

Peter Scholtze
« C’était incroyable que quelqu’un de si jeune ait accompli quelque chose d’aussi révolutionnaire », affirme Jared Weinstein, théoricien des nombres à l’université de Boston, âgé de 38 ans. « Ce fut une sacrée leçon d’humilité. »
Les mathématiciens de l’université de Bonn, qui ont offert un poste de professeur à Peter Scholze à peine deux ans plus tard, étaient déjà conscients qu’il avait un esprit mathématique extraordinaire. Après qu’il a publié son article sur les travaux de Harris et Taylor, les experts en théorie des nombres et en géométrie du monde entier ont aussi commencé à le remarquer.
Depuis, Peter Scholze, aujourd’hui âgé de 30 ans, s’est fait un nom dans la communauté des mathématiciens entière. Certains pontes disent de lui qu’il est « déjà un des mathématiciens les plus influents du monde » et « un talent rare qui n’émerge que toutes les quelques décennies ». De fait, il vient de recevoir la médaille Fields, la plus prestigieuse récompense en mathématiques, décernée tous les quatre ans lors du Congrès international des mathématiciens, qui se tient en ce moment à Rio.
L’innovation clé de Peter Scholze – une classe de structures fractales qu’il appelle les espaces perfectoïdes – n’a que quelques années d’existence, mais elle a déjà de vastes ramifications dans le domaine de la géométrie arithmétique, où la théorie des nombres et la géométrie se rejoignent. Selon Jared Weinstein, « dans ses travaux, Peter Scholze fait preuve de “prescience” : il peut voir les développements avant même qu’ils ne se produisent ».
Beaucoup de mathématiciens réagissent aux innovations de Peter Scholze avec « un mélange d’admiration, de peur et d’euphorie », explique Bhargav Bhatt, mathématicien à l’université du Michigan et coauteur d’articles avec lui. Mais ce n’est pas à cause de sa personnalité, car ses collègues le décrivent à l’unanimité comme quelqu’un de généreux. « Il ne vous prend jamais de haut », confie Eugen Hellmann, un collègue de Peter Scholze à l’université de Bonn.
C’est plutôt à cause de sa capacité déconcertante à voir et comprendre en profondeur la nature des phénomènes mathématiques. Contrairement à la plupart des mathématiciens, il commence rarement à réfléchir à un problème particulier qu’il souhaiterait résoudre, mais plutôt à des concepts insaisissables qu’il veut comprendre pour ce qu’ils sont. « Mais ensuite, dit Ana Caraiani, théoricienne des nombres à l’université de Princeton qui a collaboré avec Peter Scholze, les structures qu’il crée s’avèrent avoir des applications dans une multitude de directions qui n’avaient pas été prévues à l’époque, simplement parce qu’elles étaient le bon objet auquel il fallait réfléchir. »

Apprendre l’arithmétique

Peter Scholze a commencé à apprendre seul les mathématiques de niveau universitaire à l’âge de 14 ans, alors qu’il étudiait au Heinrich-Hertz-Gymnasium, un lycée de Berlin spécialisé en mathématiques et en sciences. Dans cet établissement, « vous n’étiez pas considéré comme un marginal si vous vous intéressiez aux mathématiques », confie-t-il.
À 16 ans, il a appris qu’une décennie plus tôt, Andrew Wiles avait prouvé le fameux problème datant du xviie siècle connu sous le nom de dernier théorème de Fermat, selon lequel l’équation xn + yn = zn n’a pas de solution entière non nulle si n est supérieur à 2. Peter Scholze avait hâte d’en étudier la preuve, mais s’est rapidement rendu compte que malgré la simplicité de l’énoncé, sa solution fait appel à certaines des notions mathématiques les plus compliquées. « Je n’y comprenais rien, mais c’était fascinant », explique-t-il.
Alors Peter Scholze a fait marche arrière, essayant de déterminer ce qu’il devait apprendre pour comprendre la preuve de Wiles. « C’est plus ou moins comme ça que j’ai appris jusqu’ici », explique-t-il. « En fait, je n’ai jamais vraiment appris les choses basiques comme l’algèbre linéaire. Je les ai seulement assimilées en m’intéressant à d’autres notions. »
À mesure qu’il étudiait la preuve du théorème de Fermat, Peter Scholze devint captivé par les objets mathématiques utilisés – des structures appelées formes modulaires et courbes elliptiques, qui réunissent des domaines disparates de la théorie des nombres, de l’algèbre, de la géométrie et de l’analyse. Pour lui, comprendre les objets mathématiques mis en jeu était plus intéressant que le problème lui-même.
Ses goûts en mathématiques commençaient à prendre forme. Aujourd’hui encore, Peter Scholze travaille encore sur des problèmes qui prennent leurs racines dans des équations basiques qui impliquent des nombres entiers. Ces racines tout à fait tangibles lui permettent de percevoir concrètement les structures mathématiques les plus ésotériques. « Je m’intéresse surtout à l’arithmétique », explique-t-il. Il se dit très heureux lorsque ses constructions abstraites le conduisent à de petites découvertes sur les nombres entiers.
Après le lycée, Peter Scholze a continué à cultiver son intérêt pour la théorie des nombres et la géométrie à l’université de Bonn. Là, son camarade de classe, Eugen Hellmann, se souvient que pendant les cours de mathématiques, Peter ne prenait jamais de notes. Il comprenait le contenu du cours en temps réel. « Mais pas seulement en surface ; il comprenait en profondeur, si bien qu’il n’oubliait rien. »
Peter Scholze a commencé ses recherches dans le domaine de la géométrie arithmétique, qui fait appel à des outils de géométrie pour comprendre les solutions entières d’équations polynomiales – des équations telles que xy2 + 3y = 5, qui n’impliquent que des nombres entiers, des variables et des exposants. Pour certaines équations de ce genre, il est utile de déterminer si elles ont des solutions dans des ensembles de nombres alternatifs appelés les nombres p-adiques qui, comme les réels, sont construits en « remplissant les intervalles » entre les entiers et les fractions. Mais ces corps de nombres sont basés sur des notions non standard d’intervalles et de proximité des nombres entre eux. Dans un système p-adique, deux nombres sont considérés proches non pas si leur différence est petite, mais si elle est divisible de nombreuses fois par p (p étant un nombre premier).
C’est un critère étrange, mais utile. Par exemple, les nombres 3-adiques fournissent un moyen naturel d’étudier des équations comme x2 = 3y2, pour lesquelles les multiples de 3 sont la clé.
Les nombres p-adiques vont « bien au-delà de ce que notre sens commun nous permet de concevoir », explique Peter Scholze. Avec les années, ils lui sont finalement devenus naturels. « Maintenant je trouve les nombres réels bien plus perturbants que les nombres p-adiques. J’y suis si habitué que les nombres réels me paraissent très étranges. »
Les mathématiciens avaient remarqué dans les années 1970 que beaucoup de problèmes concernant les nombres p-adiques deviennent plus simples si on étend le corps des nombres p-adiques en ajoutant successivement les racines p-ièmes de p, créant ainsi une « tour infinie » de corps de nombres, où chacun englobe les précédents, avec les nombres p-adiques à la base. Au « sommet » de cette tour infinie se trouve un objet fractal qui est l’exemple le plus simple des espaces perfectoïdes que Peter Scholze a développé par la suite.
Il s’est fixé lui-même l’objectif de comprendre pourquoi cette construction enveloppante infinie facilite tant les problèmes mettant en jeu des nombres p-adiques et des équations polynomiales. « J’essayais de comprendre le cœur de ce phénomène », explique-t-il. « Il n’existe aucun formalisme général qui peut expliquer cela. »
Il s’est finalement rendu compte qu’il est possible de construire des espaces perfectoïdes pour une grande variété de structures mathématiques, et notamment pour les corps de nombres p-adiques et les corps de polynômes. Il a montré que ces espaces permettent de transposer des problèmes liés aux équations polynomiales avec les nombres p-adiques dans des structures basées sur des polynômes, dans lesquelles l’arithmétique est bien plus simple (par exemple, il n’est pas nécessaire de faire des retenues lors d’une addition). « La propriété la plus étrange des espaces perfectoïdes est leur capacité à se transposer comme par magie entre les deux systèmes », explique Jared Weinstein.
Cette idée a permis à Peter Scholze de prouver un cas particulier d’une conjecture complexe à propos des solutions p-adiques aux équations polynomiales, émise par le mathématicien Pierre Deligne et appelée la conjecture monodromie-poids, qui a fait l’objet de sa thèse en 2012. La thèse de Scholze « avait des implications si vastes qu’elle est devenue un sujet de groupes d’études à travers le monde entier », selon Jared Weinstein.
Pour Eugen Hellmann, « Peter Scholze a trouvé précisément le moyen le plus propre et le plus correct d’intégrer tous les travaux précédents avec une formulation élégante – et par conséquent, grâce à ce cadre correct, le moyen d’aller bien plus loin que les résultats déjà connus ».

Un vol au-dessus de la jungle

Malgré la complexité des espaces perfectoïdes, Peter Scholze est connu pour la clarté de ses discours et de ses publications. « Je ne comprends vraiment tout cela que lorsque Peter me l’explique », confie Jared Weinstein.
Pour Ana Caraiani, Peter Scholze met un point d’honneur à essayer d’expliquer ses idées à un niveau qui permet aux étudiants de second cycle de suivre. « Il a cette attitude d’ouverture et de générosité lorsqu’il s’agit de parler de ses idées », explique-t-elle. « Et il ne le fait pas qu’avec quelques séniors. Il est vraiment très accessible pour beaucoup de jeunes. » Cette attitude amicale fait de lui un chef de file idéal pour le domaine, selon Ana Caraiani. Une fois, alors qu’elle participait à une randonnée difficile avec lui et un groupe de mathématiciens, « il était celui qui allait et venait en s’assurant que tous les autres allaient bien et arrivaient à suivre », raconte-t-elle.
Pourtant, même avec les explications de Peter Scholze, les espaces perfectoïdes sont difficiles à appréhender pour beaucoup de chercheurs. Selon Eugen Hellmann, « si vous vous éloignez un petit peu du chemin, vous vous retrouvez au milieu d’une jungle de notions où il est très difficile de se repérer. Peter, en revanche, ne s’y perd jamais. Il n’essaie pas de se frayer un chemin, il est plutôt à la recherche d’une vue globale de l’ensemble, d’un concept plus clair. »
Peter Scholze évite de s’empêtrer dans la végétation luxuriante de la jungle de l’arithmétique en se forçant à la survoler. Quand il était à l’université, il préférait travailler sans rien écrire. Ce qui signifie qu’il devait formuler ses idées le plus clairement possible. « Nos capacités cérébrales sont d’une certaine façon limitées, donc on ne peut pas faire de choses trop compliquées », explique Scholze.
Alors que d’autres mathématiciens commencent à s’approprier les espaces perfectoïdes, certaines des découvertes les plus fondamentales à leur sujet viennent, sans surprise, de Peter Scholze et de ses collaborateurs. En 2013, un résultat qu’il a publié en ligne « a vraiment stupéfié la communauté », d’après Eugen Weinstein. « Nous n’imaginions pas qu’un tel théorème soit envisageable. »
Le résultat de Scholze a étendu la portée des relations qu’on appelle lois de réciprocité et qui gouvernent le comportement d’équations polynomiales qui font appel à l’arithmétique modulaire. Cette arithmétique (dont une illustration simple est le compte « modulo 12 » des heures sur une horloge, où 8 h + 5 h = 1 h, par exemple) est le système de nombre fini le plus naturel et le plus étudié.
Les lois de réciprocité sont une généralisation de la loi de réciprocité quadratique, une pierre angulaire de la théorie des nombres démontrée par Gauss en 1801 et l’un des théorèmes préférés de Peter Scholze. La loi de réciprocité quadratique stipule que lorsqu’on a deux nombres premiers p et q, dans la plupart des cas, p est un carré modulo q si q est un carré modulo p sur une horloge ayant p heures. Par exemple, 5 est un carré parfait modulo 11, puisque 5 ≡ 16 = 4² et 11 est un carré modulo 5, puisque 11 ≡ 1 = 1².
« Je trouve cela très surprenant », confie Peter Scholze. « À première vue, ces deux choses ont l’air de n’avoir rien en commun. » « Vous pouvez interpréter beaucoup de théories algébriques modernes comme de simples tentatives de généraliser cette loi », explique Jared Weinstein.
Au milieu du xxe siècle, les mathématiciens ont découvert un lien étonnant entre les lois de réciprocité et ce qui avait l’air d’être un sujet totalement différent : la géométrie hyperbolique (un exemple de modèle d’espace hyperbolique est le célèbre pavage « anges et démons » d’Escher). Ce lien fait partie intégrante du programme de Langlands, une série de conjectures et de théorèmes interconnectés portant sur les relations entre la théorie des nombres, la géométrie et l’analyse. Quand ces conjectures sont prouvées, elles se révèlent souvent extrêmement puissantes. Par exemple, la preuve du dernier théorème de Fermat a consisté à résoudre une petite – mais loin d’être triviale – partie du programme Langlands
Les mathématiciens ont progressivement pris conscience que ce programme s’étend bien au-delà du cas du disque hyperbolique : il peut aussi être étudié dans des espaces hyperboliques de dimension supérieure et d’autres contextes variés. Peter Scholze a montré comment l’étendre à une grande variété de structures dans les espaces hyperboliques de dimension 3 (des espaces de courbure négative généralisant le disque hyperbolique) et au-delà. En construisant le perfectoïde d’un espace hyperbolique de dimension 3, Scholze a découvert une série complètement nouvelle de lois de réciprocités.
« Les travaux de Peter ont complètement transformé ce qui est possible, et ce à quoi nous avons accès », explique Ana Caraiani. Pour Jared Weinstein, les résultats de Peter Scholze montrent que le programme Langlands est « bien plus profond que ce que nous pensions… il est plus systématique et partout présent. »

Avance rapide

Discuter de mathématiques avec Peter Scholze, c’est comme consulter un « oracle de la vérité », selon Jared Weinstein. « S’il dit que quelque chose va marcher, vous pouvez être confiant. S’il dit non, vous devriez abandonner tout de suite ; et s’il ne sait pas – ce qui peut arriver –, vous êtes chanceux, car dans ce cas, vous avez entre les mains un problème très intéressant. »
Pourtant, collaborer avec lui n’est pas une expérience aussi intense qu’on pourrait le croire, explique Ana Caraiani. Quand elle travaillait avec lui, il n’y avait jamais de précipitation. « J’avais le sentiment qu’on faisait toujours ce qu’il fallait de la bonne façon – nous prouvions les théorèmes les plus généraux possibles, de la meilleure manière possible, en établissant les constructions qui permettraient d’éclairer les choses. »
Toutefois, à une occasion, Peter Scholze a effectivement travaillé dans la précipitation – en 2013, il essayait de finir un article à temps avant la naissance de sa fille. Pour lui, c’est une bonne chose qu’il se soit dépêché. « Je n’ai pas fait grand-chose après. » Devenir père l’a poussé à se discipliner dans la gestion de son temps, explique-t-il. Mais il n’a pas de problème pour trouver du temps dévolu à la recherche – les mathématiques remplissent simplement tous les moments libres entre ses autres obligations. « Les mathématiques sont ma passion. J’y pense sans cesse. »
Pourtant, il ne souhaite pas tellement romancer sa passion. Quand on lui demande s’il était fait pour devenir mathématicien, il dément : « C’est une idée bien trop philosophique. » Plutôt secret, il n’est pas très à l’aise avec sa célébrité grandissante. En 2016, il est devenu le plus jeune lauréat du prix Leibniz, la plus haute distinction scientifique en Allemagne, qui s’accompagne d’une bourse de recherche de 2,5 millions d’euros pour les sciences expérimentales, et 900 000 euros pour les théoriciens. « Parfois, c’est un peu accablant. J’essaie de ne pas laisser cela influer mon quotidien », confie-t-il.
Peter Scholze continue d’explorer les espaces perfectoïdes, mais il s’est aussi ouvert à d’autres domaines des mathématiques et touche à la topologie algébrique, qui utilise l’algèbre pour étudier la forme des objets. « L’année dernière, Peter est devenu maître du sujet. Il a changé la façon dont les experts l’abordent », explique Bhargav Bhatt.
Selon lui, quand Peter Scholze s’intéresse à leur domaine, cela peut être effrayant mais aussi excitant pour les autres mathématiciens. « Cela signifie que le sujet va avancer rapidement. Je suis très enthousiaste à l’idée qu’il travaille sur un domaine proche du mien, puisque je peux assister au recul des frontières de nos connaissances. »
Toutefois, pour Peter Scholze, ces travaux jusqu’à maintenant ne sont qu’un échauffement. « Je suis encore dans une phase où j’essaie d’apprendre ce qui existe, en le reformulant à ma manière », se confie-t-il. « Je n’ai pas le sentiment d’avoir vraiment commencé mes recherches. »
 Source de l'article: www.pourlascience.fr/

Cet article a été originellement publié en juin 2016 sur Quantamagazine.com sous le titre The Oracle of Arithmetic.

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